Chômeurs et paysans, à Couëron, ils mettent la terre en commun

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– Couëron (Loire-Atlantique), reportage

Il faut d’abord dépasser la zone commerciale qui borde la route, quitter les pavillons proprets au gazon fraîchement tondu pour se risquer dans l’épaisseur de la forêt. La Loire n’est pas loin. Elle ouvre ses bras à la mer et se perd dans le bleu horizon.

Une joyeuse bande hétéroclite, où se côtoient trois générations, cultive ici, entre les haies et les arbres, trois hectares de terre. Les herbes folles dépassent et des cabanes de bric et de broc parsèment le terrain, une caravane trône en contrebas d’un champ. « Tout est construit en matériaux de récup’ », déclare fièrement un des jardiniers, « on vise une relative autonomie alimentaire, l’objectif est de subvenir aux besoins d’une cinquantaine de familles. » Des patates aux poireaux, des arbres fruitiers aux rangées de fraisiers, la parcelle est bien occupée. Cette terre où l’on façonne ses rêves est un interstice à la lisière de la métropole, une poche de résistance face à l’urbanisation galopante.

« La ville nous encercle », reconnaît une femme, la quarantaine passée. A une centaine de mètres, un entrepôt d’IKEA a posé son ossature rectangulaire faite de tôles grises et de métal. « La route des maraîchers », à proximité du jardin, n’en possède plus que le nom : des concessionnaires automobiles et des marchands de pièces détachées s’étalent sur les bords de la chaussée comme une nouvelle marée noire. Car depuis dix ans, la ville de Couëron a rendu constructible une centaine d’hectares et goudronne à tout va afin de devenir, selon les propres mots de la mairie, « le trait d’union entre Nantes et Saint-Nazaire ».

« En 1950, nous étions 160 agriculteurs, aujourd’hui il n’y a plus que deux légumiers qui se partagent avidement les miettes des aménageurs », nous raconte un paysan à la retraite. A une dizaine de kilomètres, un écomusée sur la ruralité s’est ouvert. Il folklorise les gestes paysans comme pour les fossiliser dans le passé.

Mais ce contexte n’a pas découragé la quarantaine de personnes qui travaillent la terre au jardin de la Coutelière. « Plus il y aura des initiatives comme la nôtre qui mailleront le territoire, plus on progressera comme une bâche qui étouffe les mauvaises herbes », disent-ils.

« A chacun selon ses besoins »

80 % des personnes qui viennent ici sont au chômage ou au RSA, la plupart vivent en appartement et n’ont pas accès à la terre. Certains se déplacent tous les jours, pour désherber, bêcher ou tout simplement se ressourcer, prendre un café dans l’une des baraques en bois qui jouxtent les champs. D’autres passent de manière plus irrégulière, une fois par semaine.

« Il n’y a pas de règle, ni de bulletin d’adhésion, on s’organise à l’arrache, ensemble, chaque mois pour voir quelles cultures on va semer et de quels outils on a besoin », témoigne Christophe* qui contribue activement au jardin. « Après, chacun apporte sa touche à l’œuvre collective. Sans hiérarchie. »

Le terrain est cultivé en agriculture biologique, enrichi par du fumier de poule, de vache et de cheval. Pour la distribution, la confiance règne, on ne monnaye rien, tout le monde est libre de prendre ce qu’il veut en fonction des quantités produites. On se sert directement dans la parcelle, on cueille aux arbres, on récolte à même le sol. Un des jardiniers s’enthousiasme : « Nous remettons au goût du jour la formule des socialistes utopiques du XIXe siècle : “de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins“ ! »

Arrivée il y a quatre ans, une jeune femme témoigne : « En créant ce lieu, on souhaitait produire notre propre nourriture et se détacher au maximum des logiques marchandes, ne plus dépendre des grandes surfaces en cultivant soi-même. » Selon elle, s’initier au maraîchage est une « arme pour reconquérir ces choses simples », ces vraies richesses qu’on « nous a trop souvent confisquées en tant que citadin : travailler avec le vivant, voir ses plantes croître et donner généreusement ».

« Libéré des contraintes économiques ou de la nécessité d’obtenir un revenu », l’apprentissage se fait progressivement, au gré des rencontres et des échanges, des échecs parfois. Dans cette enclave de verdure, les apprentis jardiniers tâtonnent et expérimentent sans pression. Les doryphores envahissent une fois le champ de pommes de terre ? Ils décident l’année suivante de faire pousser du lin entre les rangs sans trop savoir si cela va éloigner les insectes ravageurs. Un autre jour, on se lasse de désherber ? Ils essayent alors la culture sur butte et le paillage…

« Aux yeux de l’administration, nous sommes des chômeurs et des fainéants, ils veulent nous faire subir le stigmate, mais ils n’y arriveront pas », affirment-ils en choeur. Un des jardiniers poursuit : « Ici, je ne travaille pas mais je crée, je cherche et construis en dehors de tout registre et de tout code, sans ordre ni patron. Cela me rend heureux. »

Les parcelles qu’ils cultivent limitent la précarité dont certains peuvent souffrir, le potager est pour eux « un outil anti crise, voire un moyen de survie ». Loin d’être inactifs, ces déserteurs produisent et s’activent en élaborant une stratégie collective pour vivre autrement.

Le réalisateur Pierre Carles est venu les filmer en 2006, s’inspirant de leur expérience pour tourner son documentaire Volem rien foutre al pais. Les racines rebelles sont fécondes. Elles ont réussi à résister au temps tout en évitant la normalisation. « N’allez surtout pas dire que nous sommes des jardins familiaux ou d’insertion, avertissent-ils, on assume notre côté borderline et anarchique. Ici on se prend en main nous-mêmes. »

Construire des ponts

L’histoire de ce jardin a commencé il y a une quinzaine d’années. En 1997, le mouvement des chômeurs est à son apogée, il occupe le CCAS (Caisse centrale d’activités sociales) de Nantes et les manufactures de tabac. A quelques kilomètres de là, des paysans luttent contre un projet de centrale nucléaire au Carnet. Des connexions se font. « On ravitaillait les chômeurs », se souvient Paul Blineau, un paysan historique. « Les différentes luttes s’enrichissaient mutuellement. »

Sa ferme sert de repère. On s’y rassemble, on y organise la résistance. Mais en juin 1997, elle brûle sous les flammes d’un incendie criminel. « Heureuseme
nt, les gens de la ville sont venus nous soutenir, retaper les hangars avec nous. A la fin, on s’est dit qu’il nous fallait un lieu commun pour continuer à tisser des liens, à construire des ponts. C’est comme ça qu’est venue l’idée du jardin collectif. »

Le groupe d’une cinquantaine de personnes cherche pendant deux ans un terrain. Ils ne se contenteront pas d’attendre sagement qu’on leur délivre un bail, ils occuperont la mairie et feront « un maximum de barouf », jusqu’à trouver la parcelle boisée de trois hectares qu’ils louent aux propriétaires cent euros l’année.

Aujourd’hui, le lieu est ancré, il vit au rythme des chantiers collectifs et des fêtes, des ateliers crêpes et du pain qui chauffe dans le four. « On a appris à faire des choses pratiques ensemble, même si ça n’a pas toujours été évident », reconnaît Paul. « Tant que tu es dans l’intensité de la lutte ça va, mais dès qu’il s’agit de s’inscrire dans la durée, le bât blesse. »

Sur le jardin, cohabitent adeptes de la permaculture, « anti moteurs » et « productivistes ». Des visions opposées s’affrontent entre ceux qui préfèrent la friche, sacralisent la nature et d’autres qui voient dans la terre un simple support, un outil de travail.

« Vu que l’espace est ouvert et que l’on ne refuse personne, on est obligé de composer », admet une jardinière qui ne cache pas les tensions. Récemment, un homme s’est opposé au passage d’un tracteur pour biner les patates, il a bloqué l’accès au champ et refuse toute mécanisation. « C’est ça aussi les aléas de l’autogestion et de l’horizontalité, il faut gérer les conflits. »

D’autant plus que la population évolue avec le temps : « On compte désormais de nombreux retraités et certaines personnes sont moins investies », souligne Gabrielle*. « Attention à ne pas perdre notre élan ! », avertit-elle.

Quelques pionniers sont aussi partis en prenant goût à la terre : Bruno* est devenu animateur nature passionné par l’art du compostage ; George* s’est installé sur l’île d’Yeu où il vend des légumes en Amap ; Cécile* fait désormais du maraîchage en Auvergne. Le jardin de la Coutelière est un lieu qui essaime.

JAD comme « jardin à défendre »

Si la muraille verte, peuplée d’oiseaux qui s’égosillent, semble protéger le jardin du dehors, elle ne le sépare pas pour autant du reste du monde. Un jour, des familles rom ont pu y trouver refuge, un autre ce sont des collectifs de sans papiers qui ont bénéficié des légumes du potager.

On retrouve ici l’atmosphère des bocages humides de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes situés à tout juste trente kilomètres au nord. Un même vent de liberté et de création souffle entre les feuillages. Comme à la ZAD, un joyeux bordel habite ce bout de territoire arraché aux promoteurs.

Normal, nous diront les jardiniers : « Nous sommes très proches, on est quasiment tous impliqués contre le projet d’aéroport. » Les deux premiers chevriers installés à Notre-Dame-des-Landes sont d’ailleurs originaires du jardin, ils s’y sont formés. Au quotidien, des échanges se font entre les deux zones. « On a livré pendant deux mois des poireaux aux zadistes, on en avait trop, eux nous ont filé des oignons, c’est du troc, du soutien entre camarades », s’amuse Paul.

Cette amitié est gravée sur la porte d’une cabane. Trois lettres y sont inscrites et résonnent comme un slogan : JAD « jardin à défendre » ; trois lettres qui brillent comme une pierre précieuse, signe de la propagation d’un combat, de la défense de tout ce qui vit face aux logiques mortifères de l’aménagement.

 

Plus d’infos

- Vidéo sur le jardin de Couëron, dans le cadre du projet « 100 jours, 100 films », à retrouver sur le site de Politis.

- Reportage sonore sur Paul Blineau, de la revue Jef Klak.

Paul Blineau a été de tous les combats. De la lutte anti nucléaire aux expulsions de fermiers, des fermetures d’usine au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, l’alliance entre agriculteurs, ouvriers et étudiants reste inscrite dans ses veines, elles irriguent soixante-dix ans de militantisme.

Les occupants l’assument pleinement : « Un pied dans le mouvement social, un autre dans l’agriculture, nous sommes bel et bien un jardin politique. »


* Les prénoms des jardiniers ont été modifiés à leur demande.

 

 

 

 

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Gaspard d'Allens