Pêche en eau profonde: l’Europe saura-t-elle trancher?
La Scapêche (Société Centrale des Armements mousquetaires à la Pêche, flotte d’Intermarché engagée dans la pêche en eau profonde), ne s’était encore jamais lancée dans une campagne de communication d’une si grande ampleur. C’est que son intérêt est grand, dans cette affaire de pêche en eau profonde. En juillet 2012, la Commission Européenne a en effet proposé de supprimer progressivement des surfaces de pêche les chaluts et filets maillants de fond. Dès lors, la Scapêche dénonce une lois destructrice, pointant tantôt 600 emplois locaux supprimés non substitués, notamment sur le port de Lorient, l’un des trois plus grands ports de pêche français. Tantôt 3000 postes liés de près ou de loin à la pêche en Bretagne, en comptant marins, mareyeurs, criées..
La pêche la plus encadrée d’Europe
Pour Fabien Dulon, directeur général de la Scapêche « la pêche de grands fonds est la plus contrôlée et encadrée des pêches. Si cette loi est votée, elle anéantirait l’activité de pêche en eaux profondes, entraînant des importations massives. Ce qui ne ferait que déplacer le problème ». La pêche au chalut est en effet suivie et contrôlée de près grâce à une géolocalisation 24h/24 par le CNSP (centre national de surveillance des pêches ndlr). Par ailleurs, son RMD (rendement maximum durable, ndlr) pour les espèces fragiles a été atteint en 2012. La réaction de l’association Bloom (pour la protection marine) ne s’est pas fait attendre. Elle dénonce le chantage à l’emploi. La Commission Européenne propose une pêche moins agressive, utilisant la palangre*. Cette méthode serait d’ailleurs créatrice de 6 fois plus d’emplois, compte tenue de ses besoins en main d’œuvre, selon l’association Bloom.
Le gel des chalutiers pour quel impact économique ?
Le Comité National des Pêches annonce à son tour que l’impact économique de la diminution progressive des chalutages dépasse les frontières de la Bretagne : « 400 navires français sont concernés pas cette décision. Il convient de noter que plus de 50% des espèces dites d’eau profonde vivent au-dessus de 200 mètres de profondeur ». Les fonds marins seraient donc épargnés. Le comité ajoute que, « pour maintenir cette pêche déjà très fortement encadrée, les pêcheurs ont proposé des mesures de protection des zones récifales. Ces propositions ont été votées par la Commission Pêche du Parlement Européen ».
« Des autoroutes dans les récifs »
Après l’emploi, autre argument développé, le faible impact environnemental des chalutiers. Jeudi 21 novembre, lors de la conférence de presse de la Scapêche intitulée « journée vérité sur la pêche profonde », une vidéo tournée à partir d’une caméra embarquée sur le filet d’un chalutier montre qu’aucune poussière de sable n’est provoquée par le passage de l’engin, de même qu’aucun corail n’est arraché des profondeurs : le filet ne fait que survoler des fonds sablo-vaseux. Ainsi, pour Jean-Pierre Le Visage, responsable d’exploitation de la Scapêche, l’impact environnemental des chalutiers est limité.
Un argument démenti par la New Economics Foundation (Nef, un groupe de réflexion britannique qui promeut la justice sociale, économique et environnementale ndlr), qui explique que « les écosystèmes d’eau profonde présentent une biodiversité extrêmement riche, à la fois précieuse et vulnérable, et le chalutage de fond a d’importants impacts négatifs sur ces écosystèmes. Cela en partie a cause de la faible sélectivité de l’engin qui racle le sol sur son passage ». Sophie Arnaud-Haond, chercheuse à l’Ifremer (l’Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer ndlr), estime de son côté que le passage des chaluts dans les fonds marins provoque des « autoroutes dans les récifs ». Et Jean-Pierre Le Visage de considérer finalement « qu’aucune pêche n’est zéro impact. Toute activité a un effet plus ou moins variable selon les écosystèmes concernés ».
Quelle est la part concernée par les espèces pêchées en eau profonde ?
Trois espèces sont principalement visées par la pêche profonde : le grenadier, la lingue bleue et le sabre noir. Et ils représenteraient, pour la Scapêche, les trois-quarts des captures. Mais l’association Bloom souligne, quant à elle, qu‘« environ 18% de tous les poissons vendus à la criée de Lorient sont des poissons d’eaux profondes. Ces dernières ne représentent que 3% de tous les poissons qui sont débarqués à Lorient, qui y transitent et y sont transformés. »
Autre chose, à en croire un rapport de la New Economics Foundation, une quinzaine d’espèces peuvent être capturées dans un trait de chalut pour seulement trois recherchées…. Pour Jean-Pierre Le Visage, « la pêche de grands fonds enregistre 20% de rejets seulement, contre 13% pour les pêches de surface ce qui en fait une pêche plutôt vertueuse ».
De son côté, Alain Biseau, responsable de l’expertise halieutique pour l’Ifremer reconnaît la surexploitation passée des populations d’eaux profondes, mais il tempère : « aujourd’hui, on peut dire que ces trois espèces ( le grenadier, la lingue bleue et le sabre noir) sont exploitées de manière durable ». Un plaidoyer pour une pêche au chalut raisonnée à l’instant démenti par un communiqué de presse publié par l’association Bloom: "l’Ifremer retire sa caution scientifique aux lobbies de la pêche profonde". (CF fichier rattaché en fin d’article).
La pêche à la palangre, une alternative ?
Pour François Chartier, responsable des campagnes pêches à Greenpeace, « Personne ne parle d’arrêter complètement la pêche en eaux profondes. Ce qui est sur la table, c’est le changement de technique des moyens les plus destructeurs, comme le chalutage. Cela passe notamment par l’arrêt de la pêche des espèces menacées. De plus, la part de la pêche profonde à Lorient n’est pas majoritaire. Le chalutage est un outil mécanisé. A l’inverse, le développement de la pêche à la palangre est créatrice d’emplois sur le territoire, elle nécessite plus de main-d’oeuvre ».
Toujours à en croire le rapport de la New Economics Foundation, le chalutage fait partie des méthodes de pêche les moins performantes du po
int de vue du nombre d’emplois rapporté au tonnage de captures. Côté rendements, la Nef estime que "les chalutiers capturent 52% de l’ensemble des espèces d’eau profonde dans l’Atlantique Nord-Est, tandis que les palangriers en capturent 38% et les navires pêchant au filet maillant seulement 2%". La pêche à la palangre serait donc une alternative, non seulement moins impactante mais aussi créatrice d’emplois…
Lobbying ou défense d’une pêche responsable ?
Alors, quel intérêt pour la Scapêche, de poursuivre son activité de chalut en eaux profondes ? « Tant qu’on a affaire à un système subventionné, un gazole déclassé, l’activité perdure. C’est une vitrine pour Intermarché qui est le seul groupe qui possède sa propre flottille. » déplore François Chartier.
Fabien Dulon souligne au contraire que « la pêche en eaux profondes est une activité rentable, avec un chiffre d’affaire 2012 de près de 43 milions d’euros et un poids économique considéreable en Europe. Elle est aussi durable car elle respecte des quotas et géolocalisée 24h/24 par le CNSP (centre national de surveillance des pêches ndlr) ».
Pour Alain Le Sann, secrétaire du Collectif Pêche et Développement, « la pêche au chalut est nécessaire, déjà parce qu’elle est complémentaire à la pêche artisanale, elle ne la menace en rien : au contraire son interdiction risque d’augmenter la pression sur les stocks du plateau continental avec le risque d’une compétition entre les pêcheries artisanales. La pêche de grands fonds assure aussi la viabilité des armements et des ports et une diversité avec des espèces bon marché, ce qui favorise l’activité des artisans pêcheurs. La pêche qu’il faut condamner aujourd’hui n’est pas le chalut, mais la pêche minotière* ».
Quant à Francois Chartier, il souligne : « nous condamnons la pêche minotière autant que la pêche en eau profonde à partir du moment où ces techniques vont à l’encontre d’une gestion durable des ressources naturelles ».
Rendez-vous le 10 décembre prochain pour la délibération du conseil des Etas membres, et du Parlement, où le texte voté en Commission sera présenté en séance plénière.
Derrière minute:
Un article de l’Express paru ce jeudi 28 novembre 2013:
Un communiqué de presse de l’association Bloom, vient de paraître: "l’Ifremer retire sa caution scientifique aux lobbies de la pêche profonde". Se référer au fichier rattaché.
Plus d’infos:
http://ec.europa.eu/fisheries/index_fr.htm
http://www.bloomassociation.org/download/2013_28%20mars_CP_Spi_Ouest_France_Intermarche.pdf
http://www.bloomassociation.org/wp-content/uploads/2013/05/Comptes_Scapeche_FR.pdf
Lexique :
Le chalutier : un bateau de pêche qui doit son nom au filet qu’il utilise : le chalut. En forme d’entonnoir, le filet est trainé via des cables d’acier par un, ou parfois deux chalutiers à plus ou moins grande profondeur. On parle alors de chalut ou chalut de fond. (Wikipedia)
Le filet maillant de fond : est conçu pour piéger le poisson par la tête en le retenant prisonnier par les ouïes. Il est posé sur le fond sous-marin car son lestage est supérieur à sa flottabilité. Il est mis à l’eau depuis le navire en plusieurs sections de quelques mètres, jusqu’à une cinquantaine de kilomètres. Selon la profondeur de la mer à l’endroit où il est posé et selon la taille des mailles du filet, diverses espèces de poissons sont ciblées. (Wikipedia)
Pêche minotière : activité de pêche en mer dont les captures sont transformées en farine essentiellement comme aliment sec pour l’élevage du porc et de la volaille, mais aussi en huile et autres sous-produits. (définition : aquaportail.com)
La Palangre : un engin de pêche dormant qui se présente sous la forme d’une ralligue sur laquelle on bague des cordage se terminant par un hameçon. (Wikipedia)
New Economics Foundation : Premier groupe de réflexion britannique à promouvoir la justice sociale, économique et environnementale. Il se donne l’objectif d’amener à la grande transition, de transformer l’économie au service des individus et de la planète.