« Il faut s’arrêter et réfléchir » prône ardemment la philosophe belge Isabelle Stengers en référence à Gébé, auteur de la bande dessinée L’an 01, portée à l’écran en 1973 par Jacques Doillon. Quarante ans après la publication de L’an 01, il semble que la célèbre injonction n’ait rien perdu de sa pertinence. « Qu’est-ce que je suis en train de faire ? » Telle est, selon Isabelle Stengers, la question que les scientifiques doivent se poser au nom de la confiance que leur témoigne la population. Historienne des sciences et professeur à l’Université libre de Bruxelles, la philosophe exhorte les chercheurs à s’interroger sur le futur qu’ils sont en train de fabriquer. Elle remet ainsi en cause une science convaincue d’incarner la victoire des lumières sur les ténèbres, à l’image de l’ange terrassant le dragon, représenté sur le blason de son université bruxelloise.
Science rapide et quête de l’excellence
« Le futur redoutable auquel nous sommes confrontés demande tout autre chose » affirme la philosophe dans son ouvrage, Une autre science est possible. L’auteur plaide pour l’avènement de la slow science (science lente), qui prendrait le temps d’installer le débat avec un public « potentiellement intelligent et curieux », à la différence de la science rapide, norme en vigueur soumise à de multiples pressions que sont la quête de l’excellence, la compétition, la course aux brevets et la spéculation.
Les praticiens de ces sciences rapides ont promu un modèle de développement « dont nous savons désormais le caractère insoutenable », précise la philosophe. Ce regard très critique la pousse à s’inscrire dans une urgence vitale de changement, du « fait de l’accumulation de vérités très dérangeantes qui se font jour » à propos du réchauffement climatique, de la pollution, de l’épuisement des ressources, ou encore de « l’empoisonnement de l’environnement et de nos corps ». A ceux qui argueraient de l’absence de la fameuse preuve, Isabelle Stengers rétorque, citant le philosophe américain William James (1) : « Notre monde appelle l’action, mais cette action doit se passer de certitudes, d’exigence de garantie », car que répondrons-nous à la jeune génération quand elle nous dira : « Vous saviez tout ce qu’il y avait à savoir et vous n’avez rien fait » ? »
La vocation scientifique, que l’on présente aux très jeunes enfants comme la grande aventure au service de l’humanité, reposant sur la curiosité et la découverte des mystères de l’univers, est mensongère, estime Isabelle Stengers.
Elle décrit une réalité bien différente, où « les jeunes chercheurs doivent accepter des conditions de travail sacrificielles et une compétition sans merci ». La profession est décrite comme conçue pour les hommes et discriminatoire pour les femmes : « D’une femme que ses responsabilités familiales handicapent, on dira souvent qu’elle n’avait peut-être pas « l’étoffe » du véritable chercheur. » Sur ce sujet, la philosophe rappelle que l’écrivain et féministe anglaise Virginia Woolf conseillait aux filles d’acquérir des savoirs émancipateurs à l’université, mais de rester aux marges et de fuir « la rivalité agressive, la prostitution intellectuelle, l’attachement à des idéaux abstraits » que demandent ces professions.
Les « grandes questions », vecteurs de doute
Le monde scientifique, « qui ne veut rien savoir de ce qui pourrait le faire hésiter », exclut ceux qui insisteraient pour que l’on s’arrête et réfléchisse, martèle la philosophe. Elle raconte qu’étudiante en chimie, elle s’est auto exclue d’un avenir éventuel de chercheuse, s’estimant « perdue pour la recherche » après s’être « laissée intéresser par ce que les scientifiques appellent « de grandes questions », des questions dites « non scientifiques ». Tout ce qui pourrait donner au chercheur du recul par rapport à sa discipline est exclu de sa formation, synonyme de « perte de temps », sinon de vecteur de doute. La philosophe dénonce le rôle d’une grande partie de l’expertise scientifique, qui a pour mission de « faire taire les inquiétudes de l’opinion, de lui faire savoir qu’elle se trompe et qu’elle est incapable de ce jugement objectif qui est le privilège des scientifiques ».
Pour Isabelle Stengers, le dossier des OGM est un exemple très significatif qui montre à quel point certains scientifiques méprisent les nombreux enjeux liés à leurs interventions. Prétendant que les organismes génétiquement modifiés permettraient de résoudre le problème de la faim dans le monde, les biologistes moléculaires ont rejeté les doutes de leurs collègues se référant aux raisons socio-économiques des famines, aux inégalités sociales qui risquent de se creuser ou encore aux conséquences de plantations d’OGM sur des milliers d’hectares. Aujourd’hui, les chercheurs soumis à la loi du marché ont perdu leur autonomie, nous dit encore Isabelle Stengers. Les Etats ont confié aux entreprises la mission de sélectionner ceux qui bénéficieraient de subventions publiques dans les domaines où la compétitivité économique est en jeu. Là où ce n’est pas le cas, c’est-à-dire là où il n’y a ni brevet, ni partenariat en jeu, les pouvoirs politiques ont organisé une « pseudo loi du marché, censée garantir que l’argent public sera utilisé sur le mode optimal que le marché, dit-on, garantit ».
Etre redevable à l’autre
Pour Isabelle Stengers, il ne faut pas rêver d’une science qui aurait une conscience, et se soucierait des conséquences des innovations auxquelles ses recherches participent. Pour Isabelle Stengers, la solution pour « sauver la science » passe par une société « qui forcerait ses chercheurs à ne pas la mépriser », et parviendrait à mettre en place des dispositifs appelés « jury citoyen », « consultation citoyenne » ou encore « convention de citoyens », selon la terminologie de la Fondation Sciences Citoyennes ). Ces espaces de consultation proposent une mise à égalité, refusant les mots d’ordre du type : « Si vous voulez discuter, il faut d’abord sortir de votre ignorance. » Le jury citoyen pose les questions, demande des explications, évalue la pertinence des réponses qui lui sont données pour le problème qui l’occupe, exige des contre-expertises, écoute les objections et organise les confrontations. La fiabilité d’une innovation est mise à l’épreuve en faisant valoir autant le point de vue objectif ou scientifique que ce qui relè
ve de l’opinion ou de la conviction. « Des gens qu’on ne traite pas comme des ignorants, qui ont le droit de poser des questions, sont remarquables et posent d’excellentes questions. Ils font bafouiller les experts, car la zone d’ignorance de l’expert est parfois très bizarre », s’enthousiasmait Isabelle Stengers sur France Culture, à l’occasion de la sortie de son livre.
Une autre science est possible, Manifeste pour un ralentissement des sciences, Isabelle Stengers, Les empêcheurs de penser en rond/La découverte, 2013, 214 pages, 16,50 euros.