Malgré la mise en place, dès 1995, de différents dispositifs1, censés encourager les installations, le déclin du nombre d’exploitations agricoles se poursuit inexorablement.
Les
recherches, conduites au début des années 20002,
ont mis en évidence que :
–
l’agriculture perd 10000 chefs d’exploitation, par an, car les
27000 départs annuels sont loin d’être compensés par les 16 -17000
nouvelles installations.
–
plus d’un tiers des installations s’établissent Hors Cadre Familial
(HCF) et leur proportion a plus que doublé en dix ans;
–
le nombre d’installations ne bénéficiant pas de la DJA est, lui
aussi, en constante augmentation, depuis, au moins, 1995, pour
dépasser 60 %, en 2006;
–
8000 installations (60 %, la majorité) sont exclues des aides
d’Etat, parce qu’elles ne correspondent pas à l’une ou à l’autre
des conditions requises (trop âgés, RMIstes, pas de diplômes
agricoles, trop petite surface, production « atypique »).
C’est
dire que le territoire agricole est en train d’évoluer sous la
poussée de deux dynamique opposées :
–
d’une part, le nombre résiduel de familles d’exploitants
conventionnels n’engendre plus la quantité d’héritiers nécessaires
au renouvellement de la profession, d’autant qu’une partie d’entre
eux3
s’oriente vers d’autres secteurs;
–
d’autre part, une forte augmentation de nouveaux venus, aux profils
atypiques, sans lesquels le déclin des exploitants conventionnels
serait bien plus rapide.
Des
nouveaux venus au profil fort différent.
Quelle
que soit leur filiation ou leur origine géographique, qu’ils
soient jeunes, ou de plus de 40 ans…
ces nouveaux venus qui s’installent
à contre-courant des politiques officielles, ressemblent, de moins
en moins, aux exploitants conventionnels qui les regardent comme des
aliens. Ils n’en font pas moins preuve de détermination, capacité
de travail, initiative. Pour financer du foncier, du cheptel, des
bâtiments d’élevage, des équipements de transformation,
ils en passent4
par la vente de biens personnels, des emprunts familiaux, des aides
des collectivités locales; ou alors, ils se réplient sur le
maraîchage, l’apiculture, les escargots, la spiruline, voire la
cueillette/transformation (sirops, hydrolats, vinaigre, confits,
confitures).
Souvent,
ils s’accommodent, d’une installation progressive, financée par la
pluriactivité, au fur et à mesure de la construction du projet.
Tout en se satisfaisant de petites surfaces (26 ha, en moyenne), ils
contribuent à l’emploi bien plus que les exploitations
conventionnelles, dont la surface moyenne ne cesse de s’accroitre.
Enfin, ils démontrent leur fiabilité, puisque, après 10 ans, la
grande majorité d’entre eux se maintient.
Ils
parlent souvent d’échapper aux relations hiérarchiques, de
retrouver la cohérence éthique d’un travail physique dans la
nature, autoproduisant son alimentation, protégeant l’environnement,
la biodiversité. Si le niveau de revenu ne constitue pas l’objectif
principal, ils n’en veillent pas moins à s’approprier la valeur
ajoutée, en privilégiant la qualité, l’agriculture biologique, la
transformation, les circuit courts ou des formes de diversification
(gîtes, fermes auberges, accueil pédagogique …).
Les recherches soulignent que ces installations, échappant à la normalisation de la corporation représentent, un atout pour la vie sociale, économique, politique des territoires, dont l’importance va bien au-delà de leur poids quantitatif et même de leur fonctionnalité agricole. En générant emplois et services, ces activités mettent en place une économie qui ne fonctionne pas sur le mode concentration-captation, mais sur celui dissémination-redistribution, au sein de cette fraction (non négligeable) de la société civile qui recherche le contact avec les producteurs de sa propre nourriture, dont elle partage les aspirations et les valeurs.
Cette proximité inédite entre citoyens et paysans enrichit considérablement les ressources collectives disponibles localement : constitution d’associations qui offrent un accompagnement non-conventionnel à ceux que les structures officielles négligent5, élaboration de dispositifs locaux de circulation marchande, indépendants de la grande distribution (vente directe à la ferme, AMAP, marchés et magasins de producteurs, etc.). En somme, en consolidant le tissu social, la conservation (et l’accroissement) des installations « atypiques » joue un rôle, dans la gouvernance des territoires, en renforçant les liens entre ville et tissu rural.
L’establishment
agricole se montre profondément réticent (pour ne pas dire
hostile).
Pourtant,
l’establishment
agricole, dans son ensemble, semble ne s’y intéresser qu’à contre
cœur, comme si la terre cultivable ne pouvait être mise en valeur
qu’en s’intégrant aux firmes agro-alimentaires6,
dépendantes de la chimie, des énergies fossiles et en s’adressant
au marché global.
Ce
sont, bien sur, les voisinages (propriétaires fonciers, exploitants
conventionnels, cédants), qui maugréent qu’on qui aurait bien mieux
utilisées ces terres pour agrandir des exploitations existantes…
Ce sont, surtout, les structures professionnelles et les banques,
s’accrochant aux critères de taille, quantité, compétition,
profit, pour contrarier tout ce qui diffère de leur univers
culturel.
Le
« Livre
noir de l’installation »
(2012) montre comment les gestionnaires du PPP7
utilisent le dispositif pour décourager certains candidats, pour en
infléchir certains projets dans un sens plus conforme à
l’agriculture
conventionnelle
et pour ne retenir que ceux d’une optique purement économique et
comptable, au grand dam du pluralisme et de la neutralité, prescrits
par les textes.
Nombre
d’installés « hors cadre » témoignent que les seules offres
qu’on leur a proposé n’avaient aucun rapport avec leur demande,
concernaient des exploitations très éloignées de leur projet, bien
trop grandes, exigeant des financements hors des possibilités dont
ils avaient fait état; ils confessent que l’indifférence, voire le
mépris, qui a accueilli leurs projets de petite taille, leur
méthodes de culture alternatives et de distribution indépendante
ont fini par les détourner des structures officielles8.
Quand
les acteurs dominants se plaignent de la « raréfaction
des vocations« ,
déplorent « qu’on
ait tant de mal à trouver de candidats crédibles »
et que « nombre
de fermes ne trouvent pas repreneur« ,
il est bon de se souvenir des témoignages de ces nouveaux paysans,
et de garder à l’esprit qu’en
jouant l’inertie des structure établies contre les nouveaux venus,
l’administration et la corporation professionnelle ont concentré
tout ce
qui était à louer ou à vendre
dans des exploitations de plus grande taille; que, déjà,
elles ont donné une forme telle à une partie très importante des
terres agricoles, que seuls des repreneurs
dotés de
ressources financières importantes peuvent y avoir accès. Que,
pendant plusieurs décennies, au nom de la compétitivité, elles ont
encouragé l’homogénéisation de territoires entiers9,
rendant leur reconversion-transition encore plus difficile).
Aujourd’hui,
cette mise en forme
globale est si avancé qu’en 2010, 50 % de la surface utile nationale
appartient au 10 % des plus grandes exploitations.
Ainsi,
un demi siècle de modèle productiviste aura préparé, peut-être
sans le savoir, cette agriculture sans paysans (mais avec son
salariat agricole, inévitable jusqu’à l’avènement des robots), où
des grandes étendues de terre pourront être gérées et exploitées
par des sociétés agro-industrielles (pourquoi pas, étrangères),
voire négociées en bourse par des investisseurs financiers.
Tout
semble, désormais, se passer comme si, après un demi-siècle de
lamentations sur la petite taille de fermes non compétitives, on
avait intériorisée que la forme véritable de la surface cultivable
était celle de l’exploitation poursuivant le mirage des
agrandissements et de la compétition sur les marchés globaux…
Comme si, désormais, il était inconvenant de se rappeler que ce
processus d’agrandissement et d’investissements, est susceptible de
déconstruction10…
Comme si on ne savait plus que la dimension n’est qu’un fétiche
social, que la forme « ferme » peut être démembrée,
désassemblée, débitée et que l’étendue du foncier indifférencié
qui en constitue le substrat, peut être attribuée aux différents
porteurs de projets de mise en valeur, en fonction de leurs besoins.
La
« rareté de candidats » ne tient pas à la dégradation de
l’image du travail de la terre… Elle tient au fait qu’à des
nouveaux venus recherchant, tout simplement, de la terre, le système
institutionnel ne sait proposer que des « exploitations »,
ayant subi, pendant plusieurs décennies, un énergique formatage
foncier productiviste.
(Suite au prochain numéro)
1
En 1995, le CNJA (qui deviendra JA, en 2002), lance une « Charte
à l’installation »; en 2002 le « Livre blanc de
l’installation »; en 2012, le « Pacte pour
l’installation ». Leur échec est avéré : le nombre
d’installés aidés stagne autour de 5-6000/an, très loin de
l’objectif affiché de 12000.
2
Ces recherches ont ciblé soit les installations n’ayant pas
bénéficié des aides d’Etat (Installations Non Aidées : INA),
soit celles qui ont eu lieu Hors Cadre Familial (HCF). Par contre,
rien ne semble avoir été entrepris pour étudier les projets
n’ayant pas abouti à une installations, les raisons du rejet des
dossiers et la destination finale du foncier correspondant.
3
On conçoit que les enfants ne
soient pas séduits par l’expérience de parents, abandonnés aux
« forces du marché », par ces mêmes structures qui les ont
poussés à s’agrandir, à investir, à s’endetter.
4
Faute de DJA, le crédit
bancaire devient presque inaccessible.
5
Nourries par la solidarité
citoyens-paysans, ces structures non-conventionnelles, généralement
locales, prêtent main forte à tout porteur de projet, notamment
étranger au milieu
agricole, en lui
facilitant l’accès au foncier et en lui proposant des formes
d’accompagnement et de sécurisation spécifiques.
6
À ce propos voire
https://blogs.alternatives-economiques.fr/abherve/2018/09/14/consomm-acteur-ou-citoyen-concerne-une-nouvelle-contribution-de-thomas-regazzola
7
En 2009, le PPP a été mis en place,
avec sa porte d’accès,
le « Point Accueil Installation »
qui a remplacé les
anciens PII.
En principe, ces nouveaux dispositifs doivent être ouvert à tout
porteur de projet et valoriser les compétences de chacun, prenant
en compte non seulement les critères économiques conventionnels,
mais aussi la notion de projet de vie et de « vivabilité ».
8
Voire, à ce propos, le récit
édifiant publié par Reporterre (Janvier 2017) :
https://reporterre.net/Installation-agricole-les-neo-paysans-ne-sont-pas-bienvenus
9
Les chambres d’agriculture de
certains territoire, dévenus des véritables fiefs de l’élevage
hors sol, se demandent si le défis du depart à la retraite d’une
majorité des exploitants actuels, dans les cinq prochaines années,
« ne devrait pas être relevé en développant le salariat
agricole«
10
Même au prix du partage de
certaines « exploitations », dans leur forme actuelle de
façon analogue à la rénovation urbaine qui démolit des barres
HLM pour redonner de la mobilité au logement et favoriser la mixité
sociale.